"Quand vient le soir, sous les lampes suspendues aux feuillages, les Carqueyrollais se déplacent lentement, repliés dans leurs regards, il faudrait à peine leur ôter leurs noms pour les rendre tous semblables et pour les faire entrer vivants dans le monde où il n'est qu'une beauté pour la multitude des fleurs. La tête basse, comme si leur vie était dans l'air, ils embellissent la ville où ils se dirigent les yeux fermés. Peut-être ils dorment en marchant. Les voitures sont rentrées, on dirait que tout ce qui passe est mort pour toujours, des cortèges de chiens circulent au milieu des rues. Qu'une voix chante dans les maisons, il n'est que le vent qui l'apporte pour empêcher de l'entendre. Tout ce qui a une ombre est le miroir de ce qui accroche une lueur. Un haut chat noir s'assied dans le ciel et regarde la ville de ses yeux grands ouverts. Dans le jardin public où cygnes et canards se réunissent au pied d'un magnolia, les lys s'effacent avant les laitues, les plantes grasses se rapprochent en se pénétrant de l'image des eaux. Tout ce qui vit disparaît sous sa ressemblance et ouvre le crépuscule où la nuit commence à se recueillir. Le promeneur se sent porté sur le pas qu'il entend; ses yeux ont devancé dans le noir l'indifférence des arbres. Il jaillit un éclat de rire : dans l'oubli qui confond toutes choses quelqu'un vient de penser à soi-même. Lebon, fils et frère de n'importe qui songe qu'il faudrait anéantir le monde pour se souvenir que l'on est un monsieur."

Le médisant par bonté, Joë Bousquet